S’il existe une région au monde où l’expression «soif de blé» trouve toute sa pertinence, c’est bien en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (Anmo). Depuis les années 1960, les besoins de la région en produits agricoles ont été multipliés par six et, actuellement, plus de 40% de la consommation de la région proviennent des marchés internationaux. Il est évident que cette dépendance alimentaire régionale est principalement liée aux céréales, étant donné qu’une tonne sur deux consommées provient de l’extérieur.
La région Afrique du Nord et Moyen-Orient (Anmo) est celle où se rencontrent les plus grandes contraintes naturelles. L’eau est rarissime et plusieurs pays sont frappés par un stress hydrique croissant. La disponibilité en terres arables est limitée et l’intégralité ou presque des sols aptes à l’activité agricole sont déjà exploités.
Les pluies sont faibles et irrégulières sachant que les changements climatiques fragilisent cet espace du monde davantage que d’autres. Dans un tel contexte défavorable à l’agriculture, la poussée démographique enregistrée depuis un demi-siècle a indéniablement accentué la vulnérabilité alimentaire d’une région riche en histoire, mais inquiète quant à son avenir. À cet égard, le pessimisme sur la sécurité alimentaire future de la planète se transforme logiquement en anxiété concernant la région, d’autant plus que ces dynamiques doivent être reliées à celles, géopolitiques, de pays dont la plupart présentent une instabilité chronique. Voici, en quelques mots, la réflexion que livre Sébastien Abis, chercheur associé à l’Iris (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), dans son dernier ouvrage sur la géopolitique du blé.
Plus de 40% de la consommation proviennent de l’international
D’après l’auteur de l’ouvrage, depuis les années 1960, les besoins de la région en produits agricoles ont été multipliés par six et, actuellement, plus de 40% de la consommation de la région proviennent des marchés internationaux. Il est évident que cette dépendance alimentaire régionale est principalement liée aux céréales, étant donné qu’une tonne sur deux consommées provient de l’extérieur.
«En blé, le ratio peut même dépasser les deux tiers pour certains Etats comme l’Algérie et la Jordanie. Au Liban et au Yémen, plus de 90% des besoins en blé sont couverts par des importations. Depuis le début de ce siècle, les volumes importés ne cessent de croître.
Pour l’Afrique du Nord, ils sont passés de 18 Mt en 2000 à 24 Mt en 2010 pour atteindre 30 Mt en 2022, soit 67% d’augmentation sur la période. Pour le Moyen-Orient, l’évolution est de 119%, les importations de blé étant de 35 Mt en 2022 contre 16 Mt en 2000. Bien qu’il faille admettre que ces pourcentages de croissance soient moins prononcés que ceux de l’Asie du Sud-Est, il n’en demeure pas moins que les volumes sont colossaux au regard d’une population moins nombreuse que celle située dans la zone asiatique en question. «L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient polarisent chaque année, depuis le début de ce siècle, le tiers des importations mondiales de blé alors que la taille démographique de cette région ne pèse que pour 6% dans le total du globe», explique le document.
200.000 kilogrammes par minute !
Actuellement, 110 Mt de blé sont consommées par an dans la région Anmo, soit 35 Mt de plus qu’au début des années 2000. L’Égypte, premier importateur mondial, a vu sa consommation de blé passer de 13 à 21 Mt depuis le début de ce siècle. En deuxième position, on trouve la Turquie avec une consommation atteignant 17 Mt en 2000, alors que la troisième place revient à l’Algérie, troisième acheteur mondial, passant de 6 à 11 Mt de blé consommé par an au cours des deux dernières décennies. «En compressant l’échelle du temps sur une seule journée et en convertissant le poids dans des mesures plus connues du grand public, le constat est encore plus édifiant. Avec un total annuel de 110 Mt de blé consommé, cela veut dire que la région Anmo tourne en moyenne à 300.000 tonnes de blé quotidiennement, soit 200.000 kilogrammes par minute ! Il est légitime d’objecter sur le fait qu’elle n’est pas seule en pareil cas : les données sont identiques pour l’Union européenne, qui consomme 110 Mt de blé chaque année», précise encore le document.
Mais à ce niveau-là, deux différences majeures doivent être précisées. Tout d’abord, la moitié du blé utilisé dans l’UE n’est pas directement liée à une consommation humaine, là où il l’est à plus de 80% pour l’Anmo. Deuxièmement, seuls 4% du blé consommé dans l’UE sont importés de l’extérieur, là où le ratio est de 60% pour la zone Anmo. À cet égard, il n’est donc pas étonnant que tous les pays exportateurs de blé de la planète regardent en priorité la région Anmo parmi les différents débouchés.
La productivité, l’autre paire de manches
Face à cette situation et bien que des politiques de développement de la céréaliculture aient été mises en place par la plupart des gouvernements depuis un demi-siècle, force est de constater que tous les pays de la région sont aujourd’hui des importateurs nets de blé. «Même si des gains de production et de rendements ont pu être observés au cours des dernières décennies, ils furent bien moins prononcés dans la zone Anmo que sur le reste de la planète et, notamment, dans d’autres régions en développement».
Dans le même sillage, le document ajoute que la productivité du travail dans la région Anmo constitue un sérieux problème qui se superpose aux limitations naturelles. De ce fait, outre les performances qui sont limitées, il existe aussi les tendances climatiques, démographiques et alimentaires qui présagent une dépendance croissante envers les marchés mondiaux de blé pour les prochaines années. «…Le blé s’affiche donc comme un baromètre éclairant des risques d’insécurité agricole et alimentaire avec lesquels l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient composent d’ores et déjà. Dans cette perspective, ces Etats sont appelés à muscler leurs stratégies agricoles et réintègrent fortement la composante alimentaire dans leurs objectifs de sécurité nationale».
Quelle stratégie pour atténuer les risques ?
Selon le document, même si le recours aux approvisionnements extérieurs est nécessaire pour les pays de la région Anmo, des leviers peuvent être activés en matière de production nationale et, surtout, d’efficience au sein de la filière blé.
Dans ce cadre, «la productivité reste perfectible, surtout si la science agronomique progresse et que les investissements s’intensifient pour soutenir ce développement agricole à la hauteur des défis contemporains. A cet égard, le cas du Maroc est à mentionner, car le Royaume traduit parfaitement ce retour d’un volontarisme politique fort en matière d’agriculture et de sécurité alimentaire. Le lancement en 2008 du Plan Maroc Vert, ses réalisations nombreuses et le suivi au plus haut sommet de la monarchie de ce secteur essentiel à l’économie nationale et à la stabilité du pays méritent d’être cités», souligne l’ouvrage. Par ailleurs, en essayant de réduire les pertes, ces pays peuvent reconquérir des parts de souveraineté. Si les autosuffisances alimentaires et céréalières sont désormais inatteignables, l’optimisation des chaînes de valeur et le renforcement des capacités de stockage peuvent, en revanche, contribuer à améliorer la sécurité alimentaire de ces pays. Or, la filière d’importation du blé demeure actuellement handicapée par le manque d’efficience logistique : pertes de production après les récoltes, lors des phases de transport ou juste après l’arrivage à quai sur des ports dont l’hinterland reste mal connecté aux façades maritimes.
Des subventions politiquement indispensables
Dans la région Anmo, le blé fait partie des produits principaux et le pain est ainsi central dans l’alimentation des populations, où se trouvent ses plus gros mangeurs de la planète.
Par exemple, en Tunisie, la moyenne par individu et par an est de 70 kg de blé dur (semoule, pâtes et couscous) et 85 kg de blé tendre (farine et pain). A l’instar de ceux du bassin méditerranéen, il est difficile d’imaginer se mettre à table sans une corbeille bien garnie de pain même si du couscous ou des pâtes sont au menu ! En outre, il est essentiel d’avoir à l’esprit que les ménages de la région Anmo consacrent encore en moyenne 50% de leur budget mensuel à des dépenses alimentaires dans lesquelles le pain est l’élu du quotidien, alors que ce pain fait parfois l’objet de gaspillages, avec des achats surestimés au quotidien, qui alourdissent pourtant les bilans tant financiers des familles que céréaliers tout entier des pays.
Sur un autre plan, dans le monde arabe, le blé joue aussi le rôle de détonateur, quand il vient à manquer ou que son prix explose. Afin de tenir compte de ces risques, de nombreux gouvernements de la région pratiquent depuis des années des politiques de soutien sur les produits alimentaires de base. En s’efforçant de maintenir grâce aux finances publiques un prix bas du pain, les autorités en place achètent en quelque sorte la paix sociale et du temps au pouvoir. Ainsi se sont développés des mécanismes de transferts (subventions, soutiens aux prix, tickets alimentaires) pour amortir les chocs et rendre accessibles les produits de base au plus grand nombre.
En 2012, dans la foulée des révoltes arabes, 40 milliards de dollars avaient été consacrés aux subventions alimentaires dans la région Anmo ! Ces transferts pèsent toutefois très lourd dans les budgets de ces Etats, dont certains connaissent actuellement des difficultés financières considérables. «Si des réformes se réalisent, elles sont généralement techniques, mais le risque est (trop) grand, pour le pouvoir en place, de toucher à ces mécanismes sociaux, dont l’arrêt total pourrait mettre le feu dans le pays. Budgétairement insoutenables, critiquables puisqu’elles se font souvent au détriment de dépenses vers d’autres secteurs ou parfois de malversations, ces subventions sur les produits de première nécessité —dont le pain— restent politiquement indispensables… L’année 2022, entre les effets socio-économiques prolongés de la pandémie de Covid et les turbulences sur les marchés céréaliers mondiaux en raison de la guerre en Ukraine, est venue rappeler que la majorité des pays arabes regardaient au plus près la question du prix du pain, cette variable fondamentale et atemporelle, capable d’enflammer une région à l’effervescence géopolitique chronique», indique encore le document.